« Ley, vas m’acheter une bouteille de whisky.» « Mais … On peut pas, on a juste ce qu’il faut pour finir la semaine.» « Discute pas, sale gamine ! » Ta mère. Une épave sans aucune âme. Une dépouille aux cernes prononcés à faire pâlir un zombie. Un corps alimenté par la seule envie de boire. Encore et encore. A ne plus jamais s’arrêter. Pourtant, elle était tellement belle dans tes souvenirs. Tellement présente aussi, pour ses deux enfants. Le souvenir pertinent de son sourire franc a commencé à lever les voiles depuis qu’elle est devenue accroc à la bouteille. Une addiction qui l’a rendu étrangère à vos yeux. Ses gestes sont devenus moins certains, plus lents, plus égoïstes aussi. Peu importe si vous restez sans manger ou si vous n’aillez pas une nouvelle paire de chaussures. Peu importe si un de ses enfants tombe malade, l’important, c’est d’avoir un réfrigérateur rempli d’alcool. Alcool, que d’alcool. Elle n’a pas toujours été comme ça non. Elle était une femme respectable, avec des sauts d’humeur et une incapacité flagrante à tenir sa maison propre mais elle était tout de même vivante et remplie d’énergie. Maintenant, son quotidien se résume à un boulot incertain et des journées arrosées. Sa nouvelle condition est le résultat d’un époux à moitié handicapé et constamment grincheux. Ton père. C’est le prototype de l’individu que personne n’a réellement l’envie de recroiser son chemin. Le visage dur, les traits tirés, un caractère qui va de paire avec sa physionomie. Il était un officier de police de plus corrompu. Il baignait dans les affaires illégales pour quelques dollars de plus pensant être discret. Il ne l’était pas. Pas pour vous en tout cas. Quelques membres des gangs locaux venaient constamment à la maison pour faire appel à ses « services ». Ce qui voulait clairement dire qu’il négociait avec des gens hors la loi. Ses heures supplémentaires étaient, miraculeusement, remontées à ses supérieurs. Ils l’avaient suspendu de son travail avant de le virer. C’est à ce moment qu’il a commencé à boire tout ce qui lui tombait sous la main. Au lieu d’économiser pour ses enfants, il préférait boire, boire et reboire jusqu’à en perdre raison et tomber inerte dans le salon. Tu ne compte plus les fois où il te réveille avec son vacarme et ses insultes inintelligibles. T’avais 12 ans à cette époque et pourtant, t’avais pu témoigné sa décadence. Sa descente aux enfers. Il ne s’était plus jamais remis. A cette époque, tes nuits étaient semblables ; tu te réveillais au beau milieu de la nuit pour te diriger vers le salon, où tu le trouvais avachi par terre, complètement ivre. Les premières fois, tu l’aidais à se mettre dans son lit et puis il était devenu lourd et gras, t’obligeant à le laisser là où il l’était, te contentant de mettre une couverture sur son corps avant de revenir au lit. En grandissant, ta soeur t’avait aidé dans cette tâche ingrate avant de laisser tomber. Vous étiez tout simplement fatiguées à assumer les bêtises de votre père avant que ta mère ne sombre elle aussi. Sans le savoir, ils vous laissaient à votre propre sort. Vous devez vous débrouiller pour nourrir vos ventres et payer toutes vos dettes. T’étais l’ainée et votre condition ne t’a jamais plu. Jamais. Cependant, t’as toujours été là pour ta famille, parce que quelqu’un devait de le faire.
Et puis vint les coups. Ton père devenait de plus en plus incontrôlable. Impulsif et violent. Il suffisait d’un rien pour qu’il lève la main sur ta mère. Et elle était rendait les coups. Quand ta frangine et toi-même, essayez de les éloigner l’un de l’autre, vous recevez des coups. Au départ, vous vous êtes laissées faire avant d’administrer, vous-mêmes, des coups. Non, vous vous êtes fait la promesse de ne plus jamais les laisser vous frapper sans aucune raison. Et même si au départ vous faisiez partie de leur guerre conjugale, vous avez fini par les observer de loin, en haussant tout simplement les épaules. Vous avez hérité de deux parents qui se battent pour un oui ou un non avant de se concilier sous les draps. Dans les deux cas, ils faisaient du bruit, vous empêchant de dormir et avoir un peu de paix dans cette famille constituée de barjos incontrôlables. Vous avez fini par ne plus les prendre au sérieux. Qu’ils se saoulent, qu’ils se battent, qu’ils se réconcilient comme des lapins, avec ta soeur, vous préfériez assister à un spectacle constitué d’un couple frôlant la bipolarité avant de nettoyer leur connerie.
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Ta vie n’est un flot tranquille. La maison familiale était un réel calvaire. Tes heures passées à l’école étaient synonymes de perte de temps. Toutefois, dans ce tableau chaotique se dressait une lueur éclatante et brillante. Elle avait un nom ; Kai. Kai est ton meilleur ami. Vous vous connaissez depuis votre plus jeune âge et votre relation ne s’était pas régressée ou stagné. Elle avait évolué, devenant moins amicale et plus fusionnelle. Tu te rappelles encore de votre premier baiser, de l’éclat d’euphorie dans ton myocarde. Tu en avais rêvé pendant des nuits entières. T’en avais parlé à ta soeur encore et encore au point de la lasser avec tes histoires de coeur. T’étais jeune et pourtant, tu savais qu’il était la personne parfaite pour toi car au delà de vos caractères différents, vous aviez un point en commun de plus incommensurable ; vous êtes artistes tous les deux. Tu chantais et il jouait du piano. Lors de votre premier essai, une étincelle avait surgi dans vos prunelles. Musicalement, vous étiez complémentaires. Il comprenait les tonalités de ta voix, il savait les notes adéquates pour la mettre en valeur. Ensemble, vous jouez partout, gratuitement sans la seule optique d’être connus un jour. T’avais arrêté tes études après avoir décroché difficilement ton baccalauréat. T’avais pris un travail miteux dans un restaurant afin d’aider tes parents à payer vos dettes. Tu savais pertinemment que cette situation ne durerait pas. Votre duo avec Kai, sera apprécié, sera demandé et cette chance avait enfin pointé le bout de son nez. En ce jour ordinaire, t’avais reçu un appel téléphonique d’un label. T’avais du mal à respirer. T’étais au bord de l’évanouissement quand le manager t’avait annoncé la nouvelle ; tu as réussi. New York t’ouvre les bras, le monde tant convoité de la musique n’attend plus que toi. Oui, toi, juste toi. La maison de disque était claire là-dessus, ils ne te voulaient que toi. T’avais jeté un regard à Kai qui attendait la sentence. T’avais du mal à ravaler ta salive avant de prononcer ces mots. Ces simples petits mots qui pourtant, étaient sur le point de changer toute ton existence ainsi que ta relation avec Kai.
« J’accepte. » Tu acceptes une carrière solo. Tu acceptes de jeter aux oubliettes toutes les promesses que tu t’es faites vis à vis de ton copain. Tu acceptes d’avancer sans lui. Tu avais eu du mal à lui annoncer la nouvelle. Tu t’étais attendue à une réaction houleuse, virulente de sa part. Tu as eu tort. Il t’avait souri. Il t’avait dit les mots que tu attendais d’entendre. Cela ne changera rien entre vous. Il reste là pour toi et toi, tu feras tout ton possible pour le ramener au sommet de la gloire. Alors que tu t’es blotti dans ses bras, tu t’es répétée cette pensée encore et encore, imaginant pouvoir la réaliser. Cependant, les aléas de la vie en décident autrement.
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« Henley, il faut te dépêcher et travailler sur ton nouvel album, les responsables s’impatientent et ... » Il parle mais tu ne l’écoute pas, tu ne l’écoutes plus. Ton esprit vagabonde ailleurs, entre ciel et terre, entre réalité et illusion, entre tes regrets et tes accomplissements. On dit que dans cette existence rien n’est garantit. Rien n’est acquis et tu as fini par le comprendre et l’assimiler. New York est devenu ton nouveau foyer et au départ, t’étais heureuse. T’étais tellement contente que tu avais pensé vivre dans un rêve éveillé. Seulement, les rêves peuvent avoir une finalité médiocre et cauchemardesque. T’étais comme un pantin entre leurs mains. Une marionnette dont on ne calcule pas les envies et les recommandations. Tu voulais choisir tes propres chansons, tes propres musiciens et ainsi appeler Kai pour lui proposer un bon contrat. Tes espérances étaient vaines. Tes plans avaient lamentablement échoué. Tu n’étais qu’une image et une voix que les responsables manipulaient à leur guise. On t’habillait comme ils voulaient. On te maquillait comme il le désiraient. Tu t’es finalement retrouvée à porter un masque différent de la personne que tu es. Tu n’aimes pas le genre de musique qu’ils t’obligent à suivre. Tu n’aimes pas les discours que ton manager écrit pour toi. Tu détestes les textes qu’on te proposait les trouvant effroyablement superficiels et démunis de profondeur. Ceux de Kai te manquent. A dire vrai, tout en lui te manque. Cette aventure, tu aurais dû la vivre avec lui, en sa compagnie, main dans la main comme vous vous êtes promis. Mais t’étais égoïste. T’avais placé tes ambitions et ton confort personnel avant tout le monde, avant Kai, avant votre couple avant ton propre épanouissement personnel. Tu es arrivée à un stade où tu ne veux même plus te regarder dans la glace. La vision transmise te répugne, te dégoute te poussant soudainement à élever la voix, interrompant ainsi l’énième monologue de ton manager.
« Stop !. » Le regard qu’il te lance est interrogateur, un brin surpris aussi. C’est la première fois que tu fasses preuve d’autant de colère, d’irritation non dissimulée. Tu ne peux plus vivre ainsi, tout simplement.
« Je m’en fous de ce qu’ils désirent. Le deuxième album sera mien, avec des textes que je choisis, des mélodies qui me correspondent. » Tu as l’impression de t’essouffler après avoir clamé ces petites paroles lourdes de sens. Tu décides de tout changer, radicalement et totalement. Tu prends aussi le risque de tout foutre en l’air. C’est mieux de recommencer à zéro que continuer dans une voie qui ne te représente pas, qui ne te ressemble pas. Tu as été assez honteuse pour répondre aux messages de Kai car non, tu ne mènes pas la vie de tes rêves. Tu vis dans un monde pailleté de mensonges et de faux semblants et aujourd’hui, en cet instant précis, tu arrêtes tout.
« Je veux rentrer à Wellington pour le réaliser. Si cela ne te plait pas, je le comprendrai mais cette fois, je ferai tout à ma sauce. » Le silence qui s’installe entre vous te fait peur, c’est certain. Tu as peut-être dépassé les bornes mais au fond, cela constitue le dernier de tes soucis. Tu as besoin de retrouver ta joie de vivre et tu es consciente de l’atteindre une fois chez toi, une fois aux côtés de Kai.
« D’accord. Je te réserve ton ticket ce soir, tu pars demain. » Tu clignes des yeux. Tu penses au début à une hallucination fabriquée par tes envies les plus audacieuses. Mais le sourire dessiné sur les ourlets de ton manager te fait comprendre que c’est bel et bien la réalité ; il accepte le combat que tu entames. Il accepte tes conditions et tu ne peux demander plus. A présent, il ne te reste plus que préparer tes bagages et revenir à tes contrées car là-bas, tu as une nouvelle guerre à gagner quand bien même, tu sais devoir saigner pour la remporter.