et nous avons des nuits plus belles que vos jours.

Partie histoire : « Enfin, c'est insensé. Ouvre cette lettre, qu'on en finisse. » Fantasio ne répondait toujours pas. Entre ses doigts fins, une enveloppe. Malheureux petit bout de papier blanc qui contenait tout son avenir. Qu'on en finisse, disait sa mère. Il ne voulait pas en finir. Il voulait tout commencer. En finir, ce serait mettre un terme à tous ses rêves. Dans sa tête, il voyait déjà, sur la lettre, inscrit en lettres noires indélébiles : NON ADMIS. C'était impossible, se disait une partie de lui. Il avait tant travaillé pour tout cela. Il savait tout sur la question ouvrière aux Etats-Unis – des lois promulguées pour le prolétariat jusqu'au pourcentage de décès d'ouvriers américains. Il savait tout, mieux que personne. Il savait tout, il savait tout, il savait tout. Il savait tout, sauf ce qu'il y avait dans cette enveloppe, et ça le rendait fou. Pourtant, il n'avait qu'à l'ouvrir pour enfin mettre un terme à son calvaire, pour éclairer la question qui lui vrillait le cerveau et lui tordait l'estomac depuis des mois déjà. Et il reste là, immobile. Il est presque sûr que sa lèvre saigne à force qu'il se la morde. Est-ce qu'elle saigne vraiment ? Est-ce que ce goût de fer n'est pas seulement dû à une chair irritée ? Il cligne des yeux, sa mère semble s'impatienter un peu plus. « Fantasio, c'est ridicule. Ca fait dix minutes que nous attendons. Ouvre cette fichue lettre, enfin. » Non admis. Ce serait terrible. Il y a pire, dans le monde, non ? Il y a des gens qui n'osent pas sortir de chez eux car ils risqueraient de se faire fusiller sur le pas de leur porte. Fantasio n'ose pas ouvrir une lettre car il risque de se faire recaler si près du but. Son calvaire est léger, mais il a l'impression de porter le poids du monde sur ses épaules. Non admis, ce serait son carton d'entrée dans une vulgaire faculté, comme la Sorbonne. Non admis, ce serait son autorisation d'abandonner définitivement le titre de Normalien qu'il convoite depuis des années déjà. Des nuits blanches à travailler, des paquets entiers de café consommés – tout ça pour un non admis, ce serait tout de même offensant. Mais que pourrait-il faire ? Aller Rue d'Ulm armé de ce bout de papier qui symbolisait son échec cuisant et aller se plaindre au directeur de cette injustice odieuse dont il avait été victime ? Non. En cas de non admission, il sera juste bon à baisser la tête, pleurnicher un peu, et se ranger dans l'immense file d'anonymes pas assez bon pour intégrer l'Ecole. L'impuissance face à la nécessité de devenir un numéro parmi tant d'autres, c'était peut-être le plus effrayant. Admis, il avait toutes les cartes en main pour jouer son avenir – les cartes, les armes, les clefs du monde. Non admis, il se retrouvait estampillé d'un "Échec" à l'encre rouge et merci d'être passé, retour à l'envoyeur, au revoir. Plutôt mourir. Mais Fantasio n'avait pas vraiment le temps de prendre un couteau pour partir de façon digne de lui au cas où les choses tourneraient mal – sa mère avait l'air à deux doigts de lui prendre la lettre des mains pour regarder elle-même, et son père semblait déjà parti sur une autre planète. Alors, d'un geste fébrile, il attrapa l'ouvre-lettres en face de lui. Un bruit de papier qu'on déchire vrilla le silence, et de petites poussières provenant de l'enveloppe qu'on éventrait se promenaient dans l'atmosphère, brillant lorsqu'elles passaient dans un rayon de lumière qui jaillissait de la fenêtre la plus proche. Les doigts de Fantasio s'emparèrent du papier, et, alors qu'il le dépliait, son coeur s'emballa à un rythme insoutenable, presque douloureux. Ses yeux affolés mirent un moment à trouver le mot qui l'intéressait à travers toutes les formules de politesse propres à ce genre de courrier. Puis, enfin, il arriva à déceler le terme qui l'intéressait. Il n'y avait qu'un mot.

La foule passait, de droite à gauche, de gauche à droite, de haut en bas. Tous ces gens vaquaient à leurs occupations. Certains étaient pressés, d'autres pas. Mais d'une certaine façon, tous étaient en mouvement. Tous allaient d'un point A à un point B, d'une quelconque manière, mais aucun ne restait immobile en un point choisi et déterminé. Sauf, peut-être, Fantasio. Les mains dans les poches, son cartable en cuir entre les pieds, il regardait sans vraiment les voir, ces vagues de gens qui s'entrechoquaient, se battaient, se croisaient sans jamais admettre l'existence les uns des autres. Tous tournaient autour de Fantasio, dans un tourbillon infernal. Et il ne s'en souciait pas, il les regardait passer, comme un homme fatigué regarderait arriver le train près à le percuter. Il pensait. Il pensait, pensait, jusqu'à ce qu'une main ferme sur son épaule le fasse se retourner. « Salut ! » Il mit un moment avant d'intégrer les paroles de son interlocuteur et le dévisagea un moment, comme s'il était surpris de le voir là. C'était pourtant lui qu'il était venu voir, c'était pourtant lui qui lui avait donné rendez-vous. « Bonjour Malo. » Il répondait avec une sorte de demi-sourire qu'il ne réservait qu'à cette personne en particulier. Pas de bise. Il ne lui en avait jamais fait, il ne commencerait surtout pas aujourd'hui. Le dénommé Malo lui rendit son regard un moment en souriant aussi, jusqu'à ce que, probablement, le silence soit trop gênant, trop lourd. « Hé... En deux ans, t'as vraiment pas changé. » Il s'interrompit un moment avant de reprendre, comme s'il avait cherché quelque chose à dire. C'est toujours dur de trouver les mots après des années sans se voir. « Olivier m'a dit que tu avais intégré l'ENS. C'est super. J'ai pas eu l'occasion de vraiment t'féliciter parce que j'me disais que ça faisait pas trop par message, enfin, tu vois, mais je -... J'suis vraiment content pour toi. Ca se passe bien ? » Il avait dit tout cela tellement vite, Fantasio n'avait pas réussi à le suivre, et n'avait d'ailleurs pas tenté de le faire. Il cligna des yeux, restant un moment de marbre avant de secouer la tête. « Je... Je vais partir en Nouvelle Zélande. » Autour d'eux, la foule tourbillonait toujours. « Et je tenais simplement à te voir parce qu'il me semblait nécessaire de te dire que j'ai été amoureux de toi pendant nos trois ans ensemble et que je ne t'ai pas encore oublié. » Il ferma les yeux et les rouvrit, juste pour se rendre compte que tout ce qu'il avait dit après "Nouvelle-Zélande" n'avait été prononcé que dans sa tête. Malo arborait en effet encore ce sourire poli, ce sourire qu'on ne pouvait pas arborer après une déclaration d'amour. « C'est génial, tu comptes y rester longtemps ? » « Je ne sais pas encore. Peut-être que -... Enfin, et toi ? Tu fais quoi en ce moment ? » Son interlocuteur s'assit sur un espèce de banc en pierre, qui n'avait sûrement pas été pensé comme un banc mais qui avait été désigné comme tel par les habitants de la ville et les passants en tout genre. « Oh, j'suis toujours sur Toulouse. Avec Hugo. Tu te rappelles de lui ? J'étais déjà avec lui en Hypokhâgne. » Fantasio ne répondit pas. Il se contenta de le regarder, un long moment, tout en pensant que le coeur de cette foule tourbillonante était un endroit bien vulgaire pour se faire briser le coeur une deuxième fois.