Ne vous inquiétez pas. Vous n'allez rien sentir.

On voit sa vie défiler quand sa tête tape contre une table, quand on se fait écraser au sol, quand son corps entier n'est plus qu'un morceau de papier froissé à la merci d'un gamin trop fort pour soi. Les accoups dans le dos, les larmes sur le visage, la goutte de sang sur le bord de la langue, puis on s’éteint, on ne sent plus rien. On a mal à l'intérieur, sous tous les plans. On se sent tellement peu de choses et on a beau avoir du monde qui nous entoure, ils sont tous aveugles, persuadés qu'on va s'en remettre. Parce qu'ils vous disent forte, insubmersible. La vérité c'est que vous prenez l'eau par tous les bords, mais vous mentez. Vous vous noyez à petit feu et que seul votre regard d'acier fait front à la bêtise des autres. Lune. La fausse invincible, la barque en titane, qui se voit remplie des monstres des tréfonds. Mentaux comme physique, mais qui ne montre rien. Parce que montrer, c'est être faible, elle l'a appris. Le silence est d'or au pays des langues de serpents et du venin des varans.

Couleuvre de cristal sombre dans ce monde viscéral, elle se protège comme elle peut, en se lavant les mains le plus souvent possible. Ses larmes peignent ses soirées solitaires aux arrières goûts frelatées, et au sofa mou de son salon, dont les baies vitrées sont les miroirs des intrusions passées et futures. Seule, elle met pause, sa main sur un verre opaque à l'odeur fruitée. Plus de 24 h de service et une matinée, une seule, pour récupérer. Ses yeux se perdent dans le reflet si parfait de la vitre... elle ne s'y reconnait pas parfois, s'y voyant déformer, cicatrisé, les cheveux rêches, la peau flétrie, comme une vieille peluche foireuse. Ses yeux dérivent sur son verre. Elle qui était une gosse ordinaire, une petite fille qui aimait les poupées et invitait des copines tous les week end, et faisait des sports passionnants avec son père chéri, comment en était-elle arrivé ici...

Elle se pensait plus forte, elle se pensait à l'abri. Pourtant son père l'avait prévenu avant de mourir. Ne les crois jamais, mets les à l'épreuve. Le bon les réussira toutes. Ce qu'il avait dit. Ce qu'elle avait oublié de faire pour le premier. Elle était trop jeune. Rencontré à 7 ans, son petit voisin. Peter Averfield. Plus tard , un amoureux, à seize ans, puis... un fiancé, et à 22 ans, un époux. Mais son père n'a jamais pu la conduire à l'autel, parti à ses 20 ans d'un cancer du pancréas. La vie est injuste, et plus encore elle le pense depuis qu'elle bosse aux urgences. Elle emporte toujours les bons, et laisse les mauvais. La carne de l'espère humaine qui résiste à tout. Comment l'humanité peut-elle progresser de manière positive si la mort en embarque les bonnes graines? La gamine ordinaire à la famille aisée était tombé amoureuse d'une de ces mauvaises herbes, du genre chardon bien ancré.

Il avait décidé de faire une carrière de droit le Peter, mais échoua en troisième année, devant se rediriger aux études modestes de notaire, ce qui ne fit que le contrarier quand sa femme, elle, gravissait les succès dans ses études. Elle aimait la médecine comme une amante, et le trompait avec. C'est comme ça qu'il avait commencé à le percevoir, et malgré les mises en gardes de ceux de sa famille et sa mère qui faisait tout pour casser le couple, voyant la vie de sa fille en danger, Lune voulut y croire et penser que ce n'était qu'une mauvaise passe de la part de son mari. Au lieu de ça, Peter s'enfonça dans un cercle vicieux et la visita à l'improviste, l'espionnant en douce. Il vit sa bonne entente avec ses collègues. Homme, femme, pas de différence, il était jaloux de tout. L'alcool se méla à la jalousie, puis la drogue prise en douce. Lune avait pourtant l'habitude de déceller les toxicomans, pour les voir souvent à l'hopital, mais pour son mari, elle préfèra faire aveugle, aveugle au point de se penser coupable de l'état de leur couple. Elle avait désirer ce travail, mais peut être aurait-elle du prendre en compte le souhait de son mari de rester dominant dans le couple, sous tous les domaines. Et comme ces situations ne peuvent que finir mal, il finit par l'accuser de prendre un contraceptif, puisque tout ce qu'ils faisaient dans le domaine intime ne donnait jamais naissance à un bébé.

Elle nia, et commença à se demander si c'était lui qui n'était pas stérile. Après tout, elle aussi en voulait des enfants, pensant que ça pourrait sauver leur couple. Terrible pensée, mais elle ne savait plus quoi faire. Elle lui en parla, et n'aurait jamais du le faire. Il rentra dans une colère telle qu'elle finit au sol , bien amochée, et demanda le divorce. C'était le passage à tabas de trop. En effet celui de trop. Sa colère grandit quand il entendit sa requête. Trahison. Vraiment? Elle voulait l'abandonner, alors qu'elle était responsable de tout leur malheur? Fuir? C'était comme ça qu'il le percevait. Elle avait un amant c'était sur. Voire deux. Voire trois. Si c'est comme ça... s'il ne peut pas avoir d'enfant d'elle, personne n'en aura. Il perdit le contrôle après plus de quinze ans de mariage et se jeta sur elle, rugissant sa rage sur elle, insultes, la malmenant, et tenta d'abuser d'elle, encore une fois. Elle se défendit de toutes ses forces, réussissant à l'éjectant avant ses jambes. La fuite ne fut que temporaire et se termina au virage du salon avant un couteau de cuisine dans le ventre. Lâchement, et âcre, son mari l'abandonna à son sort par terre, la traitant de tous les noms et prenant le temps de faire son sac avant de sortir et de partir.

Elle appela les secours. Ils durent l'opérer plus tard, lui ôtant l'utérus, trop endommagé par le coup de couteau. Elle ne porta pas pour autant plainte. Elle le craignait trop. Aujourd'hui, cela fait trois ans... elle avait changé mais les choses étaient restés en elle. Elle savait se défendre, elle s'était retrouvé tellement libre, retrouvé tout court. Mais ça ne l'empêchait pas d'avoir peur par moment ou de sentir son estomac se serrer en y repensant. On dit qu'il ne faut pas vivre dans le passé, mais il ne faisait pas parti du passé. Il ... un toquement. Elle tourne les yeux, avalant une gorgée de liquide alcoolisé et se lève doucement. Aucune voix ne s'annonçait et il était 1h du matin... une ombre passa devant la baie vitrée. Elle se figea. C'était quoi ça. Elle ne réfléchit pas et courut dans le placard à balai pour sortir le balai à brosse et en dévisser la brosse. Elle respira un grand coup, et se déplaça dans la maison, pour vérifier que chaque fenêtre était fermée. S'attendant à voir passer l'ombre, elle la suivit au travers de la maison, même si elle était encore dehors. La mâchoire crispée, aussi terrifié que motivée par cet intrus, elle ouvrit la porte de derrière d'un coup au moment où l'ombre s'arrêtait devant, le manche près à s'abattre. Il s'abattit et un cri grave et insurgé s'extirpa de la gorge de sa cible. La première chose que vit Lune, ce fut le sigle de la police sur la manche de l'individu et elle comprit d'un coup. Elle venait de frapper un flic. Oh merde. Il la regardait choqué, et fixa le manche à balai qu'elle tenait. Elle regarda à son tour son arme. Elle se confondit en excuses mais rajouta: "Mais qu'est-ce que vous faites sur ma propriété aussi!"
"Je venais vérifier que tout allait bien, mais visiblement ça va."
"Je m'excuse encore, vraiment... je ... je ne me souvenais plus que vous faisiez parfois une ronde chez moi si mon mari était dans les coins. Est-ce que je dois comprendre qu'il est rentré au pays?"
"Il semblerait. Faites attention à vous Madame De Meyen. Oh et... un balai, c'était pas ce qui pourrait lui faire mal je pense. Même si ce n'est pas conseillé, essayez de vous procurer quelque chose de plus efficace."

Il s'eloigna.
Elle n'avait pas porté plainte mais il avait d'autres chefs d'accusation contre lui. Après avoir refermé la porte, elle soupira, et retourna au salon, la voiture de flic s'éloignant. Elle finit son verre et retourna à la cuisine pour laver son verre.
"Je t'ai manqué chérie?"
Elle eut à peine le temps de se retourner qu'il fonça sur elle. Sa gorge fut prise et le visage de son mari prit une forme surnaturelle décharné, sanguinolente, prête à la dévorer.

Elle se redressa sur son lit en sueur, les draps étaient froids d'un coté et trempés de l'autre. Le souffle court, le cœur qui gueulait pour sortir de sa poitrine, elle se leva en sous vêtement, direction la salle de bain pour se passer de l'eau sur le visage. Un rêve. Juste un rêve. Juste un rêve n'est-ce pas? Elle vérifie ses poignets, le reste de son corps. Aucune trace de coup. Ses pupilles ne sont pas dilatées, elle semble sobre. Il n'est pas là, tout est éteint et fermé à clé après vérification et l'alarme est enclenchée. Elle souffle. Elle revient à sa chambre et se rallonge, mais elle ne pourra pas dormir. Et elle reprendra le travail, le cœur peu tranquille, le café lourd dans l'estomac. Parfois elle se dit qu'elle devrait se remettre à fumer. Elle a un paquet dans un tiroir mais ne l'a jamais ressorti. Parfois aussi, elle se plait à penser que si cet enfoiré ou l'un de ses hommes venait à finir sous ses mains aux urgences, il pourrait bien se passer un léger problème... une bavure masquée en accident. Il lui a tout volé, elle n'est plus cette enfant qui rêvait du prince charmant, qui courait innocemment dans le jardin familial. Elle veut se venger, même si elle le nie clairement, honteuse de ces désirs vicieux.