pour vivre en vous perdant il avait trop d'amour (nevaeh)

Dix ans, c’était pas bien vieux. Elle est même pas sûre, qu’on soit un jour assez vieux pour ça. Ce qu’elle croit, Nevaeh, c’est que personne n’est jamais vraiment prêt, à perdre sa mère. Ou quelqu’un, auquel on tient. Mais sa mère, elle lui était importante. Sa mère, c’était cette évidence, avant même qu’elle naisse. Un amour inconditionnel, inexplicable, entre une maman et le futur enfant qu’elle porte – c’est tout de même quelque chose de fascinant, quand elle y repense, Nevy. Elle a encore des bribes de souvenirs, de vieilles réminiscences. Des après-midis dans le jardin, affalées dans l’herbe – maman lisant et puis elle, l’embêtant, la chatouillant. Des éclats de rire, de la joie, un arrière-goût de bonheur. Des après-midis à la plage, à rire encore, à rire toujours. Des baignades dans l’eau, des châteaux. Le soleil rayonnant, le soleil chaud, tout contre leur peau. Des bains toutes les deux, un dimanche soir ; et puis des chocolats chauds, des couvertures, un dessin animé – un Disney. Robin des Bois, elle croit. Et puis un peu de poésie, et beaucoup d’amour. Des lambeaux de journaux, pour des activités manuelles, mère-fille. Des journaux, entiers, vivants – de cinéma surtout, et puis d’art, et de littérature. Maintenant, tout ce qui lui reste, à Nevy, ce sont les souvenirs, et les photos. Photos de cette maman, disparue trop tôt. Elle était pas prête, Nevaeh, à la perdre. Sa vie s’est retrouvée brisée soudainement, en mille morceaux. Mille éclats, volant dans les airs, mille éclats dispersés partout, partout où elle était allée. Mais le temps passe, on s’y fait – ou on essaie. Nevaeh, elle l’a jamais oubliée. Nevaeh, elle a avancé. Son père, aussi. Elle croit, elle sait pas. Maman est devenue comme un tabou, quelque chose dont on parle peu – parce que maman c’est la faiblesse, la douleur encore frémissante. Maman, on n’en parle qu’une fois par an, à sa mort – tragique accident, un soir, en rentrant du boulot. Nevaeh elle se souvient, de la fin. De ce jour, de ce soir. Mais chaque fois elle les chasse, ces pensées sombres revenant la hanter. Sa mère, elle y pense constamment. Sa mort, jamais.

Ils sont plus grands, plus éloignés, moins connus (inconnus). Ils sont quelque part, elle ne sait trop où – comme perdus de vue. Ils sont une famille pourtant, liés par le sang et le patronyme – mais les années les séparent, les années les éloignent, les années l’ont toujours fait. Dans le fond c’est seulement elle, qui ne les connaît ; parce qu’eux, ils la connaissent. Plus qu’elle ne le croit, ne se l’imaginent. Ils veillent sur elle sans qu’elle le sache – finalement ils sont peut-être bien de cette même famille, de cette famille où détachement et indépendance sont mots d’ordre. Ça n’a jamais été strict chez les Oaken pourtant, ça n’a pas jamais été strict. C’est simplement qu’ils ont tous cette façon, de ne pas dépendre tant des autres. Elle était la liaison, celle maintenant l’équilibre entre tous les membres de la famille ; mais elle est partie, les a quittés, lâchement abandonnés. Ils sont plus ou moins chacun de leur côté – se revoyant aux fêtes de fin d’année, et quelques fois dans l’année. Pas de message, de sms, pas d’appel – Facebook, Instagram et puis c’est tout, c’est déjà bien. Nevy, elle connaît ses frères à travers les photos qu’ils postent, les mots qu’ils publient, sur ces réseaux sociaux devenus précieux, devenus utiles, vitaux. Elle s’en est longtemps méfiée, et encore aujourd’hui elle n’est pas grande adepte – mais si c’est la seule façon de les connaître, et de se faire connaître d’eux, de leur faire connaître sa vie, alors c’est suffisant. Dans le fond elle n’est pas mieux, Nevaeh. Parce qu’elle ne donne pas tant de nouvelles, pas même à son père. Ils sont tous ainsi, dans cette famille. Maman était l’exception. Maman était la lumière, la chaleur, la bienveillance. Maman était tout l’opposé, mais maman les a quittés. Peut-être qu’elle est ainsi, aujourd’hui, Nevy, parce qu’après sa mort, elle s’est retrouvée seule entourée d’hommes – son père, quelques fois ses frères. Même parmi les voisins, même à l’école, elle a toujours été plus proche des garçons, que des filles. Sans qu’elle ne sache trop pourquoi. Sans qu’elle s’en retrouve affectée. Plus à l’aise avec eux, qu’avec ses « semblables ». Et puis quand même, des filles, il y en a eu. Y’en a encore. En petit nombre, en minorité. C’est grâce aux garçons, qu’elle a découvert plus précisément le street art. Son amour, sa plus belle histoire. S’il savait, son père – s’il savait, eh bien non, rien. Il se contenterait de sourire, amusé. C’est sa fille, sa petite sauvage, son amoureuse de la liberté – y’a rien qu’il aurait pu dire, pour l’en dissuader. Il serait fier peut-être, certes un peu inquiet. Mais il lui ferait pas la morale. Ou juste un peu, histoire de. Nevaeh, elle se souvient de sa grand-mère maternelle qui, après la mort de sa mère, faisait la morale à son père. Disant qu’il devrait être plus dur, plus carré. Qu’il laissait sa fille, faire n’importe quoi. Qu’il la laissait traîner dans la rue, avec des garçons. Qu’elle finirait enceinte, avant la fin du lycée. Son père, il s’est toujours contenté de hocher la tête, léger sourire aux lèvres. Cause toujours, tu m’intéresses. Il avait confiance en sa fille, il l’a encore aujourd’hui.

Eux non plus, ils ne se voient plus trop. Mais c’est pas grave, c’est ainsi ; ainsi qu’ils sont, tous les deux. Ils ont un lien fort, inexplicable, tout aussi forts quand ils ne se voient pas. Elle appelle, des fois. ça aussi, histoire de. Mais elle fait sa vie, et il sait qu’elle fait la sienne. Il s’inquiète pas, il pense à elle souvent, et au fond de lui, il aimerait la voir plus souvent, mais il s’en fait pas, il la connaît. Il sait, qu’elle ne changera jamais. Lui, il vit toujours dans leur maison d’avant, pas loin de Wellington – celle qu’ils avaient achetée, avec sa mère, quand elle avait trois ou quatre ans, après avoir vendue celle qu’ils avaient en ville. Elle fait sa vie, Nevaeh, et peut-être que c’est ingrat, de ne pas venir le voir si souvent que ça, quand il paye tout, mais elle lui est tout de même reconnaissante. Elle fait de son mieux pour réussir, derrière les rêveries et son air distrait. Elle réussit, elle s’en sort, elle aime ce qu’elle apprend. Elle croit qu’elle a trouvé sa voie, elle n’en a jamais été aussi sûre. Aider les autres, c’est ce qu’elle veut faire. Les aider et les comprendre, trouver des solutions, ou essayer. De l’autre côté y’a le street art, encore, toujours. Seulement maintenant elle est toute seule. Et ça lui va très bien, comme ça. Elle fait sa vie. Elle a des projets. Sa vie, c’est ses études à terminer, c’est le street art à continuer, la poésie et le cinéma toujours à aimer. Rien d’autre à l’horizon. Ça lui va. C’est tout simple, et pas tant. Le street art, les coups de bombes de peinture dans la nuit, c’est l’adrénaline dont elle a besoin. L’adrénaline qu’elle a toujours recherchée, depuis gamine. La nuit, les frayeurs, le danger, l’interdit. Le goût du risque. De la liberté. Le goût de la routine cassée. Le reste, n’a pas d’importance. Le reste, ne lui traverse pas l’esprit. Elle n’a pas les mêmes préoccupations, que ses rares amies filles. Les garçons, elle s’en fout. Avoir des gosses, aussi. C’est pas maintenant, c’est pas la priorité, c’est pas l’âge – pas pour elle. C’est pas son genre. Elle s’en fout de ne pas être casée. Elle préfère être libre, plutôt que coincée, enfermée dans une maison, à s’occuper d’enfants. Elle préfère être libre. Un jour, peut-être que ça l’intéressera – elle sait pas. Mais c’est pas sa priorité. C’est même pas dans sa tête. Nevaeh, rêveuse, distraite, elle ne pense qu’à ses songes. Ses études, et puis ses songes, ses espoirs, ses envies. Son semblant de vie de solitaire, lui convient ainsi. Elle se laisse flotter, Nevaeh, emporter. Elle laisse la vie la surprendre, elle laisse l’imprévisible la saisir. La vie, c’est son voyage, la vie c’est l’océan sur lequel vogue son âme.