(eoin) breathe me

Dans les contes, il y a toujours une ou plusieurs fées en guise de marraine. Des êtres bienveillants qui se penchent au-dessus de votre berceau et vous souhaitent le meilleur, veille à ce que l’avenir soit tendre avec vous. Toi, tu avais eu ton grand-frère, Euan. La vie n’était pas rose, la vie n’était pas tendre mais il avait toujours veillé à ce qu’elle soit plus douce avec toi qu’elle ne l’avait été avec lui. Toujours. Votre mère, c’était comme si elle était partie peu après ta naissance, consciente que sa tentative pour sauver son mariage avec un nouveau bébé était un cuisant échec, elle avait juste jeté l’éponge. C’était comme si elle était pas là. Qui pouvait penser qu’un bébé attendrirait un type aussi violent ? Une inconsciente. Tu as toujours eu une peur bleue de ton père. Il était comme le croque-mitaine à tes yeux. Tu prenais toujours soin de ne jamais le mettre en colère, de ne jamais te mettre en travers de sa route. Un rien suffisait à le faire craquer et tu ne tenais pas à voir de quoi il était capable quand il s’agissait de te faire souffrir. Si petit et pourtant tellement conscient du danger… Une fois il avait levé la main sur toi et tu avais toujours vécu dans la peur qu’il recommence un jour. Tu avais cru mourir… Mais il n’avait jamais recommencé. Euan y avait veillé. Mais de ce genre, tu avais gardé un bégaiement très prononcé. De quoi t’empêcher de t’ouvrir au monde.

L’école est un endroit rude, surtout pour un enfant aussi sensible que toi. Après ce que t’avais fait ton cœur, ton cerveau faisait un blocage, tu bégayais. Mais les enfants sont cruels, aucun n’a cherché à comprendre mais tous t’ont jugé, t’enfermant encore plus dans les ténèbres de ta douleur. Ton frère ne te disait rien lui, il ne riait pas, il ne t’en tenait pas rigueur. Au contraire, il te défendait toujours mais d’une certaine manière, cela faisait plus de mal que de bien. Plus il te défendait, plus les autres s’acharnaient et plus tu te sentais comme un moins que rien. Tu as grandi comme une plante privée de soleil, à l’ombre de ton frère, ce géant. Tu étais une petite chose craintive et chétive qui ne devaient la vie qu’à un concours de circonstance. Tu n’aspirais qu’à rester dans l’ombre, à faire en sorte que personne ne te remarque, de peur qu’on s’en prenne à toi. Tu rasais les murs. Tu n’étais doué en sport, tu n’étais pas doué en musique, alors tu vivais dans les livres, tu vivais à travers les films que tu regardais sans arrêt. Tu t’inventais des histoires, tu t’imaginais dans la peau tantôt de Peter Pan puis dans celle de la créature de Frankeinstein… Tu vivais dans un autre monde parce que ton monde t’était insupportable. C’était ta seule façon de survivre.

Les choses sont devenues plus compliquées à supporter lorsque Euan s’est engagé dans l’armée. C’était la première fois de ta vie que tu allais te retrouver seul, complètement seul et tu étais terrifié à cette idée. Tu avais 10 ans, tu allais commencer le collège, encore plus d’inconnus prêts à se moquer de ton bégaiement. Puis, elle était apparue comme un rayon de soleil dans tes ténèbres : Lena. C’était la copine de ton frère, celle qui veillait sur toi quand il était absent. Elle était… une vraie figure maternelle pour toi qui n’’en avait jamais connue : elle était douce et supportrice, d’excellents conseils… Elle t’aidait autant que possible, elle était ton alliée là où tu n’avais connu que ton frère. Peut-être que tu étais déjà amoureux d’elle à cette époque-là mais qu’est-ce que tu savais de l’amour à cet âge-là ? Tu ne le connaissais que dans les livres. Ta vie avait commencé à prendre un sens nouveau quand vous aviez tous fait vos valises, direction la Nouvelle-Zélande. Comme Lena te le disait, c’était ta chance d’avoir un nouveau départ, d’être une nouvelle version de toi-même.
Le changement n’avait pas été immédiat. Comme n’importe quel traumatisé, tu avais toujours peur que ce nouveau bonheur tourne au vinaigre, que tes parents décident soudainement qu’ils voulaient que tu rentres en Ecosse ou n’importe quelle connerie que le destin trouverait à mettre sur ton chemin. Tu t’étais alors détendu un peu, décidé à faire une meilleure impression au monde qui t’entourait. Tu n’aurais jamais cru que la lumière au bout du tunnel commencerait à venir de ta passion pour les livres et la fiction. Tu avais décidé de fixer tes problèmes de bégaiement parce que l’adolescence est déjà bien assez dure sans avoir à aussi affronter le regard des autres sur son « handicap ». Tu ne voulais pas aller chez l’orthophoniste. Non, tu avais bossé tout seul, comme un dingue, en t’entrainant à lire des bouquins à haute voix, dans le plus grand secret. Ca a été très dur, tu t’es découragé plus d’une fois mais tu ne pouvais pas baisser les bras, tu ne supportais plus de vivre comme tu vivais à l’heure actuelle. Il fallait que les choses changent. Elles avaient changé, très lentement, mais sûrement. Tu avais aussi piqué des exercices sur internet. Le bégaiement était devenu plus modéré jusqu’à disparaître complètement. Ta première victoire contre le destin.

Si la vie était plus sereine à présent, tu n’appréciais pas pour autant être sur le devant de la scène. Tu es devenu l’ado beau gosse et mystérieux, ultra cultivé, le genre de type que les filles s’arrachent. Sauf que toi, tu t’es pas franchement intéressé. Tu préfères rester à l’ombre de tes pages de livre. La seule qui éveille ton intérêt, tu commençais à t’en rendre compte, c’était Lena. Mais elle, elle n’avait d’yeux que pour ton frère. Pour elle, tu n’étais que « le petit frère d’Euan » et elle avait raison. Qui étais-tu ? Qu’avais-tu fait de ta vie ? Tu n’étais qu’un ado torturé et asociale sous le charme de la femme la plus extraordinaire qu’il t’ait été donné de rencontrer. Manque de bol, c’était la femme de ton frère. Alors tu n’as rien dit, tu as enterré tout ça et tu as commencé à vouloir devenir un homme digne de ce nom, pas un type qui se cache derrière son frère. Peut-être que dans le fond, tu voulais faire tout ça pour que Lena te remarque un jour mais cela ne servait à rien de creuser de ce côté-là.
Tu n’avais pas tourné le dos à ta passion mais tu t’étais mis au sport avec plus de conviction. Tu avais découvert en t’attaquant à ton bégaiement que l’on pouvait venir à bout de toutes les difficultés si on s’en donnait les moyens. Tu t’étais pris à aimer ça, te dépenser. Tu t’étais mis au crossfit et ton corps avait changé à une vitesse folle. Cela t’avait aussi permis, contre toute attente, de te bâtir une certaine confiance en toi. Cela ne t’empêchait pas de ne pas savoir ce que tu voulais faire après le lycée. Aller à la fac mais pour faire quoi ? C’est là que l’idée avait commencé à germer : jouer la comédie, pourquoi pas après tout ? Ok, contrairement aux autres, ta timidité t’avait empêché de prendre des cours plus tôt mais pourquoi pas après tout ? Alors tu t’étais lancé, tu deviendrais acteur. Euan et Lena t’avaient soutenu, comme toujours mais plus tu grandissais et plus tu avais du mal à ne pas voir que ton frère était un homme imparfait. Alors quand ils t’avaient proposé de travailler à la boutique, tu avais préféré trouver du travail ailleurs. Tu lui devais déjà tant, tu ne voulais pas lui devoir plus.

Ton environnement harmonieux avait commencé à être se déliter sous tes yeux. La famille parfaite n’avait plus rien de parfait. Les choses avaient commencé à se gâter entre Euan et Lena. Tu étais pris entre les deux, cernés par les cris de toute part. Lena était ta famille autant que ton frère, il t’était impossible de prendre partie même si tu devais souvent trancher entre eux, un crève-cœur. Tu leur en voulais de se déchirer comme ça, de te mettre dans une situation pareille. Tu avais été tenté de partir, de vivre seul pour la première fois de ta vie mais Lena t’avait supplié de ne rien en faire, disant que la solitude lui pèserait trop si tu n’étais pas là. Tu n’avais jamais été capable de lui refuser quoique ce soit. Savait-elle ? Savait-elle ce que tu ressentais ? En avait-elle joué ? T’avait-elle utilisé ? Car elle avait tiré sur la corde, encore et encore, attisant tes sentiments à mesure que les absences de ton frère se faisaient plus fréquentes et qu’elle se rapprochait inexorablement plus de toi… Jusqu’à ce fameux soir… Tu avais craqué, tu ne supportais plus de la voir comme ça, tes sentiments avaient affleuré à la surface… et elle ne t’avait pas repoussé. Bien au contraire. Est-ce qu’elle avait couché avec toi pour se venger de ton frère ? Ou parce qu’elle aussi, elle aussi, elle t’aimait peut-être ? Tu n’eus jamais la réponse à ta question. Lena était morte quelques jours plus tard. Conduite en état d’ivresse. Une ivresse délibérée dont tu avais été témoin plus d’une fois, une ivresse que tu avais raconté à ton frère, qui n’avait rien dit, n’avait rien fait pour la sauver. Maintenant, vous l’aviez perdu à jamais… et tu ne savais pas si tu pouvais lui pardonner. Alors tu t’étais plongé encore plus dans tes recherches de travail jusqu’à cette audition il y a quelques semaines qui, tu l’espérais, allait être le rôle qui allait amorcer ta carrière pour de bon. Parce que c’est tout ce qu’il te restait dans la vie…