Partie histoire : KEI | Elle sortait du lot, avec sa chevelure feu, ses tâches de rougeurs – mais vous savez ce qu’ont dit ? Les roux sont des su.. les sup… quelque chose. Enfin, les amis, quoi. Les roux sont les amis de Satan. Du moins, c’est ce qu’elle a entendu lors du déjeuner. Et si le jeune abruti avait fini la tête dans son assiette, eh bien, c’était sûrement grâce à Satan, ou aux supers pouvoirs qu’il lui avait donné. Il ne fallait pas s’en prendre à une potentielle sorcière ! Na ! La rouquine n’avait peur de rien, pas peur des araignées, ni de grimper dans le plus haaauuut arbre du parc, ni faire du vélo, sans les petites roues derrière. Mais surtout, elle n’avait pas peur de ce que pouvait penser les autres d’elle. Et si l’école n’est pas tendre avec ceux qui sont différents, elle offre autant de belles rencontres. Et pour Talia, c’était Kei. Un prénom étrange. Un physique différent des autres. Deux gamines élevées par leurs grand-mères : la nana de Kei, la баба de Talia. Un caractère de fonceuses, peur de rien… Elles étaient faites pour s’entendre, dès le plus jeune âge, et c’est ensemble qu’elles ont grandi. Qu’elles ont fait les 400 coups. Avec une troisième amie, elles formaient un insolite trio d’inséparables, pour le meilleur, et pour le pire.
Et le pire, il y a eu. Ensemble, elles se sont entraînées sur une pente glissante. C’était l’alcool, la cigarette, puis les drogues… douces, au départ, dures, ensuite ; de temps en temps, puis de plus en plus. Jusqu’à ne plus pouvoir s’arrêter. Ou jusqu’à ce que la mort soit le dernier stop.
Elle est morte. Il fallait s’y attendre. Elles auraient dû le voir venir. Trop d’abus. Trop de dépendance. Trop, trop. Elles avaient été prévenues – combien de fois sa grand avait tenté de la faire décrocher, combien de fois l’avait-elle enfermée dans sa chambre, pour l’empêcher de retrouver ses mauvaises fréquentations et se sortir de cette mauvaise passe. Et pourtant, alors qu’elle garde en tête sans vie de son amie, qu’elle garde en tête la panique qui les a saisie, Kei et elle, elle reste con. Elle ne comprend pas. Comment est-ce possible. Pourquoi. Elle veut revenir en arrière, l’empêcher de prendre cette dernière dose – mais comment surveiller la consommation des autres alors qu’elle-même était à sa limite ? Comment ne pas dépasser la ligne avec laquelle elles jouaient, toutes trois, depuis un moment… Sait-on, si on dépasse la ligne ? Ou alors on ne s’en rend compte qu’après ? Quand notre corps est devenu froid et que notre esprit n’est plus ? Son amie les avait quittées, et avec ça, leur groupe a explosé. Kei est partie aussi. Volontairement, elle. Kei était la seule chose qui lui restait et elle est partie. Egoïstement. Faire de la musique. Avoir du succès. Mon cul. Elle l’a abandonnée, elle aussi. Et c’est une trahison que Talia n’est pas sûre de pouvoir pardonner un jour.
Pourtant, quand elle rechute, quand à nouveau, elle se laisse aller à porter à ses lèvres une bouteille ou est tentée par de la drogue et ne peut plus se supporter, c’est Kei, qu’elle appelle. Ses doigts pianotent le numéro de téléphone machinalement, automatiquement. Elle l’a depuis longtemps supprimée de ses contacts, mais sa mémoire est joueuse et la suite de chiffres toujours parfaitement claire dans son esprit, même embrumé. Elle appelle toujours Kei. Elle appelle toujours Kei, mais elle ne devrait pas.
Do you know what love is? I'll tell you: it is whatever you can still betray.-
ADDICTION | Une puissance incontestable – la sensation, que, tout est à portée de main, elle est invincible, indestructible, loin, si loin de tout, mais si près du soleil. Mais comme à chaque
high, la chaleur fait fondre la cire et ses ailes, artifices fragiles, se détachent, plongeant Icare en plein abysse. Son corps se rappelle à elle : tout est douloureux. Son dos, ses jambes, sa poitrine qui se soulève difficilement à chaque inspiration. Il fait froid. Il fait sombre. Dans sa tête, une voix la guide vers la lumière. Elle connaît la chanson.. Elle devrait s'en passer, arrêter. Elle va arrêter. Bientôt. Demain. Ou la semaine prochaine. Elle peut arrêter. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui elle en a besoin. Aujourd'hui elle n'a que le courage lâche, le courage qui te donne des jambes pour courir et t'échapper de tes démons, mais qui ne te laisse d’autre choix que de te cacher et s’enfuir. Alors elle s'enfuit. Elle s'envole. Et elle sait exactement ce dont elle a besoin pour se sortir de cet enfer. La recherche frénétique commence. Pourvu qu’il lui en reste ! Les poches de son pantalon sont retournées, vidées au sol et leur contenu est bientôt rejoint sur le plancher de la chambre par tout ce qui se trouvait dans son sac. Portable. Portefeuille. Clés. Non, non, pas ça. Un bouquin. Deux-trois vieux tickets de caisse. Merde. Où est-ce que ça peut bien être, bordel ? Un paquet de mouchoirs. Une clope qui traîne là. Un vieux miroir de poche. Inutile. Brisé. Elle aurait dû croire aux 7 ans de malheur prédits. Putain. Ses mains tremblent. Il lui faut une dose, maintenant. C'est la seule chose qui pourrait la sortir de sa torpeur, pour aller mieux. C'est son seul sauveur, son seul but. Elle en a besoin. Plus que tout. Oublier. Partir. Sa veste est jetée au sol également. Rien. Merde. Merde. MERDE ! Elle secoue le sac, le retourne. Le secoue encore. Il est vide. Elle n’a plus rien. Le sac vide s’envole et s’écrase sur la table de chevet, entraînant la lampe, qui se brise au sol dans un grand fracas. Le silence qui suit est assourdissant… Et c’est à ce moment-là qu’elle commence à les entendre. Ces voix. Cette conversation, ou des bribes, plutôt. « Besoin d’aide ». « Hospitalisation ». « Addiction ». « … pour son bien ». Elle reconnait sa grand-mère, mais pas les autres voix. La porte s’ouvre : c’est la police.
« Qu’est-ce que tu as fait ? »Talia sent la colère monter en elle. Elle fixe sa grand-mère.
« Pourquoi ils sont là ? » Qu’est-ce que tu as fait…répète-t-elle encore et encore. Des lèvres de sa баба s’échappent une toute autre litanie :
Прости, пожалуйста. Pardonne-moi. Non. Non, non non non. Les policiers s’approchent d’elle, lentement mais ses yeux restent fixés au visage plein de larmes de sa grand-mère.
« Non. Non, баба, s’il te plaît. S’il te plaît ». Elle pleure aussi maintenant, les bras tendus vers sa grand-mère.
« Les laisse pas m’emmener. S’il te plaît. S’il te plaît… NON ! ». Elle se défend, se débat, mais elle manque de force et ses poings semblent ne pas troubler les forces de l’ordre. Elle est plaquée au sol, et, quand elle cherche à nouveau le regard de celle qui l’a élevée, elle est partie de la pièce.
« JE TE DETESTE ! » est hurlé à une porte fermée.
Le lendemain, elle commençait sa première cure de désintoxication. Quelques mois après, elle rompait son vœu de ne plus toucher à la drogue.
Reality is just a crutch for people who can’t cope with drugs.-
БАБА | « … avec un placement sous votre tutelle. » Une pause.
« Vous comprenez ce que je vous dis, Mademoiselle ? ». Un rire. Elle ? Tutrice de sa grand-mère ? Il l’avait bien regardée ? Elle peinait à se sortir de ces propres démons, n’arrivait qu’avec difficultés à garder un emploi stable ou à rester dans les limites de la légalité avec son job et il s’attendait à ce qu’elle prenne la responsabilité de sa grand-mère ? Elle n’était même pas responsable d’elle-même !
« Et si je ne peux pas ? ». La réponse ne se fit pas attendre. Cinglante. Directe.
« Alors votre grand-mère devra être placée dans une institution spécialisée. Sous la responsabilité d’un tuteur désigné par le tribunal. » Elle jeta un coup d’œil à sa grand-mère, installée dans une pièce adjacente à côté d’une infirmière. Malgré l’évolution de sa démence, sa grand-mère restait la même personne. Malgré les pertes de mémoires, les oublis et les cris, parfois, malgré les hésitations et les troubles, elle n’aurait pas voulu être placée. Elle détestait les hôpitaux, sa баба. Elle détesterait vivre dans un hôpital, ou une maison pour vieux, ces endroits qui empestent l’âge et la vieillesse et la mort. Non, non, elle resterait à la maison. Et Talia allait ré-emmenager chez elle pour être sûre que tout se passe bien. Elle s’occuperait de sa mamie, comme elle s’était occupée d’elle.
Un enfant naît d’un papa et d’une maman. Du moins, c’est ce qu’on dit. Mais aussi loin que Natalia s’en souvienne, il n’y a toujours eu que баба. Sa grand-mère. C’est elle qui l’a nourrie, bercée, calmée ; qui a décoré ses genoux blessés de pansements colorés et qui lui a raconté des histoires pour l’aider à s’endormir. Elle l’a élevée, du mieux qu’elle pouvait, malgré le manque de moyen, malgré sa fatigue, malgré son travail, malgré l’absence des parents de la rouquine. La première nuit à nouveau dans la maison de son enfance est étrange. Rien n’a changé, ou presque. Sa grand-mère n’est pas une femme de grands bouleversements – raison de plus pour laquelle elle aurait détesté l’hospice pour vieux. Mais les habitudes reprennent vite et il est facile de s’imaginer qu’elle n’a jamais quitté la maison familiale. Tout est comme avant… ou presque.
Au milieu du salon, est tracée une ligne blanche. Une frontière, barrière invisible infranchissable entre chez sa grand-mère et elle… et chez son voisin. Etrange cohabitation forcée entre elle et cet homme qu’elle ne connaissait ni d’Eve, ni d’Adam plusieurs mois auparavant. Avant qu’elle ne reprenne les plans et les comptes de sa grand-mère et se rende compte que la maison de sa grand-mère n’était pas une grande bâtisse, mais bien deux maisons mitoyennes. L’un à sa famille. L’autre, à une autre famille. Louée par ces grand-parents. Jamais vendue par l’ancien propriétaire – ou jamais achetée par ses grands-parents… Elle ne le saura jamais. Mais le fait est : un illustre inconnu a toqué à la porte un jour, réclamant sa maison, et aujourd’hui, cet illustre inconnu – qui ne l’est plus tant que ça – et elle, partage un espace et se disputent pour savoir qui doit repayer ce mur qui leur permettrait d’être plus voisins que colocataires forcés. Et alors qu’elle regarde la ligne, Talia se dit que rien dans sa vie ne sera jamais simple.
If nothing is going well, call your grandmother.