fly me to the moon. (romeo)

« Roméo, une lettre pour toi. » Ses doigts prennent de la vitesse, sous l’emprise d’une drôle de chorégraphie dont ils ne sauraient plus se tirer. Ils pianotent sur le clavier aux tons sombres, dont chaque mouvement se perd dans l’immensité de la mélodie, la beauté indélimitée des sons, qui en fait toute sa splendeur. Lui ne relève pas la tête, ses grands yeux noirs rivés sur son piano, comme en pleine transe. Son collègue semble en avoir l’habitude, en tirant sur son cigare, il souffle en contemplant la salle vide qui le soir même déborderait de monde. Il n’avait pas de quoi s’en plaindre, il savait que le patron avait pendant longtemps craint de devoir mettre la clé sous la porte, cette comédie musicale drôlement colorée l’avait en quelques sortes sauvé. Comme Roméo ne semblait toujours pas disposé à jeter un oeil à cette lettre, que sa voix rauque et chaude s’était soudainement mise à chantonner de ses textes sans fin ni commencement, berçant la pièce de ses habiles paroles, injustement ignorées depuis toujours. Alors il tire sur sa cigarette et pose la lettre sur le piano avant de quitter la pièce. Il part trop tôt peut-être. Il n’a pas le temps d’entendre ce bruit terrible, des doigts qui se crispent sous ce délicat clavier, de la voix qui se brise sous la surprise, des yeux qui s’écarquillent. C’est Roméo, qui fixe le tampon de l’hôpital appliqué à l’encre rouge sur la lettre, qui panique soudainement, qui n’ose pas. Il fixe ce monstre d’un blanc cassé, ce bourreau prêt à l’achever au moindre mouvement. Il glisse ses doigts le long du spécimen, le détaille un moment, comme s’il s’agissait du l’espèce la plus complexe. Et finalement, il déchire brutalement le papier, qui se rompt dans un crissement sourd, comme un appel à l’aide.

Maxwell réalise seulement en atteignant la cuisine à l’étage qu’il a oublié son briquet. Dans un grognement rauque, il redescend lourdement les marches de l’escalier et réapparait dans la grande salle. Apercevant Roméo du coin de l’oeil, il attrape son briquet de sa main libre, avant de s’étirer. « C’était quoi ? ça venait de l’hospice. » Et l’héros de Shakespeare relève ses grands yeux noirs vers ceux de son ami, alors qu’un fin sourire se glisse sur ses lèvres gercées par les baisers, l’amour, les écarts de sa jeunesse et de sa vieillesse encore. C’est trop jeune pourtant, c’est trop jeune encore. « Oh une connerie, tu me connais, je fais attention. » Ça suffit pour éloigner Max, lui faire hausser les épaules. Et Roméo baisse les yeux vers la feuille qu’il tient entre ses mains, ses mains faites pour la musique, ses yeux de poète, qui détaillent sans réaliser les six lettres du mot C-A-N-C-E-R.