(azur) les yeux noirs desquels on voit du bleu.

Dix-huit heures six. Sa mère lui a toujours répété qu’elle était née en retard. Que le bébé parfait serait sans doute né à l’heure et que six minutes, ça avait de l’importance. Elle insistait mille fois sur la douleur que ça avait été de la mettre au monde, sur le temps que tout cela avait pris, sur les angoisses qu’elle avait pu avoir. Azur se demandait parfois ce qui avait poussé sa mère à faire un deuxième enfant. Il fallait dire que ses parents étaient parfois un véritable mystère pour elle. Aleksandra Tchaïkovsky portait bien son nom de tsarine, elle régnait sur le manoir familial d’une main de fer mais conservait ce rôle propre à la ménagère russe. Si elle n’avait probablement jamais touché à un balais de sa vie, elle était pourtant particulièrement douée pour repérer le moindre gramme de poussière. Comment oublier ses après-midi interdites où Azur et sa soeur s’autorisaient une virée dans le jardin, leurs bottes en caoutchouc s’enfonçant dans la boue grasse des terres d’été. Quant à Nestor Tchaïkovsky, elle ne le voyait que les week-end, exceptionnellement, lorsqu’il se surprenait à autoriser à ses filles une virée dans son imposant bureau. C’était là-bas qu’Azur avait découvert pour la première fois les portraits de Darwin et la sténographie médicale. Elle se plaisait elle aussi à déchiffrer les boucles significatives des documents signés à la main de son père. Il fallait dire que malgré la distance de ses parents, Azur n’avait jamais manqué de rien. Elle avait eu les robes, les écoles, les outils, les livres qu’elle voulait. Elle avait été libre de toute entorse aux règles et pourtant elle n’avait jamais pris aucun risque. Elle s’était laissée conditionnée dans cette collerette dorée où elle se plaisait sincèrement. Si bien que pour ses trente-quatre ans, elle n’avait de sa jeunesse pas grand souvenir d’infraction, pas de brillante aventure à se remémorer avec un sourire au coin des lèvres. Elle se souvenait bien de grands moments de bonheur, comme sa remise des diplômes, de ses premiers émois, avec le torse de cet étudiant en médecine contre sa poitrine, mais pas de cavalée un peu romancée qu’elle pourrait raconter à ses petits enfants. « Je ne veux plus attendre, Azur. » Elle reposa sa coupe de champagne en relevant ses yeux gris vers ceux de son meilleur ami. Jonah avala quelques gorgées du liquide doré sans la quitter des yeux. « Faisons un bébé, on a rien à perdre après tout. Il sera bien plus en sécurité avec nous. Un couple c’est toujours fragile, avec les conflits d’intérêt, la jalousie, les angoisses… Alors que des gens qui s’aiment comme nous, avec une réelle sincérité et sans honte… C’est merveilleux. » Elle fit une petite moue, non pas parce qu’elle n’était pas convaincue mais plutôt parce qu’elle ne voulait pas se laisser convaincre. Elle avait trente quatre ans maintenant et elle avait arrêté de croire à ce genre d’histoire utopique depuis ses cinq ans déjà. Pourtant Jonah ne détournait toujours pas les yeux. Elle se balança d’un pied à l’autre en jetant un oeil à son gâteau d’anniversaire fondu autour desquels ses inconnus un peu flous se réunissaient. Le quatre de la bougie avait presque pris la forme d’un un, elle se sentit rajeunir l’espèce d’une seconde avant que cela ne la ramène irrévocablement à la réalité. Elle avait trente-quatre ans, elle était belle, désirable, intelligente et pourtant elle faisait peur. C’était un véritable comble. Et malgré la plaisanterie l’angoisse montait toujours. Finirait-elle seule avec ses deux chats comme son étrange voisine de pallier ? L’amour valait-il vraiment le coup ou s’enfermait-elle finalement elle même dans un carcan doré pour de bonnes raisons ? Quel était le prix de la solitude ? Elle attrapa brusquement son verre et le termina cul sec. « D’accord Jonah, faisons le ce bébé. » Elle avait cédé.