my body is a cage (hazel)

Je suis auto-destructrice. C'est ce que me disaient mes profs, le conseiller du lycée, pratiquement toute personne croisant mon chemin. Je fous ma propre vie en l'air, je la fume en entier jusqu'à ce qu'il ne me reste plus que les cendres. C'était bien parti pourtant, y a pas d'histoire d'enfant malheureux pour expliquer comment l'adolescente est devenue si bancale. Une mère malade qui m'a apporté tout son amour pendant douze ans et de l'autre coté, un père blanc, cliché, que j'avais déjà du mal à pardonner pour avoir quitté mon héroïne de mère alors que j'étais encore trop jeune que pour comprendre le concept de couple. Douze ans de bonheur dans une maison minuscule qui croulait sous les factures non payées, douze ans de bisous sur le front avant chaque journée d'école et d'histoires racontées le soir. Et puis la maladie a empiré. Elle est devenue trop présente, consommait chaque cellules de son petit corps comme on consomme un paquet de clopes en une journée. Enterrer sa mère à douze ans, ça laisse des traces indélébiles. Vivre avec un oncle dénué de tact avec les enfants qui préfère son verre de whisky du soir à l'éducation de la gamine de sa soeur, ça transforme. J'étais partie pour être une personne indépendante, une adulte dans un corps de gamine sans poitrine. Je savais cuisiner, faire la lessive, le ménage. Je connaissais les bons plans pour manger une semaine à prix réduits, sans affoler les huissiers. Mais ça a foiré. J'ai tout fait foirer.

Y a eu ce type au lycée, Donovan. Un crétin d'adolescent aux hormones en ébullition qui n'acceptait pas qu'on ne le trouve pas intéressant. Je savais qu'il s'en prenait à moi parce qu'il en pinçait pour moi alors que de mon coté, j'en avais juste rien à caler de sa gueule de télécommande tellement il avait des boutons. J'avais dix-sept ans, je songeais déjà à partir de chez mon oncle parce que j'étais lassée de ce mode de vie. Ramasser les canettes de bière vides, me ramasser des claques à chaque fois que je haussais le ton sous prétexte que ça m'apprendrait la discipline. Je n'avais plus besoin de discipline à dix-sept piges, j'avais besoin qu'on m'entende enfin. Donovan était une emmerde supplémentaire sur ma liste déjà bien longue. « Tu te crois cool, à fumer ta clope à la sortie du lycée alors qu'on sait tous qu'au fond t'es la personne la plus brisée de cette Terre ? » Il m'a lâché ça un jour alors que je dessinais sur le coin d'une de mes feuilles de cours, cigarette au bout des lèvres, au bout du sentier qui menait aux arrêts de bus. J'ai juste levé les yeux, pris ma cigarette entre deux doigts, et j'ai attendu qu'il termine. Je savais qu'il pouvait mieux faire parce qu'il avait attiré l'attention de son public. Tout un groupe s'était arrêté, guettant ma réaction. On me connaissait, et je ne connaissais pratiquement personne. J'étais la gamine pauvre qui avait perdu sa maman, celle qui se ramenait parfois avec des lunettes de soleil en cours à cause d'un coup mal placé, sans le faire exprès. « Tu crois peut-être qu'on te respecte, ou qu'on a peur de toi. Mais on a juste pitié, Murphy. Tu fais pitié, toi et tes clopes à la con. » Je me suis levée, j'ai marché vers lui, et j'ai souri parce que j'étais plus grande que lui d'un demi-centimètre. « Encore heureux que ta mère soit morte, elle aurait pas voulu voir la traînée qu'elle a engendré. » Là, j'ai arrêté de rire. J'aurais pu me défendre, lâcher les mots qui blessent, frapper un coup dans son nez déjà déformé. Mais la répartie avait quitté mon cerveau dès le moment où il s'était mis à parler de ma mère, et j'avais autant de force qu'un papillon collé dans un chewing-gum. À la place, j'ai soulevé mon mégot de cigarette et je l'ai écrasé sur son front. Quatre jours de renvoi pour quelques cendres entre milles boutons.

Avant la caravane, y a eu un appart. Un petit truc pas trop mal, à l'époque où j'avais encore l'argent que mon oncle m'avait refilé. Ça me revenait qu'il disait, c'était à ma mère et elle aurait voulu que j'en hérite dès mes dix-huit ans. Alors je me suis fait plaisir, et pas qu'un peu. J'ai loué cet appart, j'ai acheté un jukebox, et j'ai tellement bu que j'ai failli y rester. J'aurais pu économiser pour une école de danse comme j'en avais toujours rêvé, mais le rêve était parti si loin qu'il me semblait à présent impossible de le rattraper. Puis y avait cette cheville à la con, quelques os brisés qui refusaient de se recoller. Et dans ce bordel qu'était ma vie, elle est venu poser ses valises sans faire de bruit. La voisine d'en face, Billie. Cheveux bleus sur le moment, un moment de folie pour faire péter un câble à sa mère qu'elle m'a expliqué. Billie et moi, on est vite devenues des adeptes du toit de l'immeuble. On parlait à peine d'abord, on se croisait là-haut pour regarder les étoiles et pour se déconnecter de la réalité. Puis un jour, Billie avait le coeur lourd. « Je sais qu'on se connaît à peine, mais ça te dit qu'on se bourre la gueule jusqu'à toucher les étoiles ? » J'ai trouvé ça poétique. Billie était poétique. On a bu des bières, de la sangria tiède, une bouteille de vin. On a même fumé deux trois joints, couchée sur le sol avec les mains tendues vers l'infinité du ciel étoilé. À partir de ce soir-là, Billie a chamboulé ma vie. Elle est devenue une actrice principale de mon existence, à tel point qu'il ne se passait plus un soir où elle n'était pas chez moi, ou moi chez elle. « Je veux qu'on reste comme ça toute notre vie, » m'a dit Billie alors qu'on planait sur le parquet de mon salon, ses doigts jouant avec la paume de ma main. « Ta porte en face de la mienne, avec le toit pour nous guider quand on commence à perdre pied. » « Arrête de parler comme une putain de citation Tumblr, » j'ai répliqué. Ça nous a fait rire fort, si fort qu'on en a oublié les limites de nos propres corps. On s'est perdues toute la nuit, on ne faisait plus qu'un elle et moi. Billie est restée ma voisine de pallier pendant trois ans avant de finir par ne plus donner de nouvelle. De mon côté, j'ai fini par dépenser tout ce qu'il me restait dans un voyage à l'autre bout du monde. Nouveau pays pour une nouvelle vie, comme on dit. J'ai abandonné l'appart, le toit, le ciel, pour me taper dans une caravane où je n'avais vue que sur un sol à l'herbe dégarnie. Billie n'a pas tenu sa promesse, celle où elle disait qu'on resterait voisines toute notre vie. Mais je ne lui en voulais pas, j'étais bien mal placée pour ça vu toutes les fois où j'étais celle qui avait déçu les autres.